La ligne 92, tout le monde la connaît à Bruxelles. C’est un peu notre tram à nous, dans le quartier. Pour découvrir un bout de la ville, et les habitants, que ce soit plein soleil ou crachin national, rien ne vaut de s’asseoir sur un de ses sièges et se laisser emmener doucement dans les petites et grandes histoires de la ville. En voiture !
La 92 est née en 1968, c’est dire qu’il y a un petit parfum de révolution qui nous frissonne les poils, dans cette affaire-là. Le départ se fait donc depuis l’imposante gare de Schaerbeek qui depuis septembre 2015 accueille dans ses entrailles le musée du train et quelques locos de gros calibre, dont la « 12 », un monstre de métal et machine la plus rapide au monde en service commercial, fin des années 30 (flashé à du 165 avec cinq wagons au derrière, c’est dire). Au passage, le bulbe au sommet du bâtiment principal de la gare aurait servi Jules Verne pour son 20.000 lieux sous les mers.
Nous, on vient de partir mollo mollo avec un 16,5 km/h., vois-tu. Rhooo… voilà déjà l’arrêt Elisabeth ! Elisabeth ? Duchesse de Bavière ! Tu as fait craquer notre Prince Albert ! Pour te faire sa demande en mariage, il aurait prononcé ces mots : « Croyez-vous que vous pourriez supporter l’air de la Belgique ? » C’est une façon assez classe d’éviter un « royal râteau » Mais tu as dit oui ! Seigneur ! Quel bonheur Car y’avait pas que lui qui avait une boentje pour toi. Tout Schaerbeek te trouvait tof in den hof, crois-moi ! Avant même qu’en 1909, il soit Roi et que tu deviennes Reine, on t’avait dédié une place ET une avenue. Bon, et après on a gardé « Princesse… » On n’allait pas changer tous les panneaux car ça coûte des francs, tout ça.
On arrive à Verboekhoven, c’est l’occasion pour nos amis Français de bien prononcer. Verboek’, c’est un artiste, un vrai et en quelque sorte, il est l’ancêtre des « Martine… » Lui, plutôt qu’une petite fille, il avait pour héros des moutons. Moutons à la ferme, Moutons à la côte, Moutons sous l’averse, Moutons à l’étable. Enfin, il n’était pas si connu que ça, visiblement, parce que la place a oublié le « C » du peintre Verboeckhoven. C’est un peu comme si à Paris, on rencontrait une rue Picaso, quoi.
Entre deux volées de maisons, une fois passé Eenens, tu peux apercevoir sur la droite, la maison communale qui a un petit air de famille avec… ? Et oui, la gare. Néo-Renaissance flamande. De quoi gagner un camembert « Schaerbeek » au Trivial Pursuit. A l’Hôtel de ville, des œuvres, des œuvres et encore des œuvres d’art et notamment de Verboek’ avec un « C. » Si tu ne vois pas bien la tour, descends du 92 à Pogge et approche-toi.
Bon, justement, Pogge. C’est donc un arrêt de tram, et c’est même le nom de la place. C’est aussi le nom de l’ancien théâtre de la rue Goossens, le théâtre Pogge. Tu dois sonner chez les habitants pour l’admirer. Bref, à Schaerbeek, Pogge, c’est un fameux. Un petit gars haut en couleurs. Le Manneken Pis des Schaerbeekois, dis. Il a sa chanson, aussi :
Pogge est ce petit bonhomme.Qui n’est pas plus haut que trois pommes.Un jour il a fait ses valisesPour s’en aller à Houffalizeaccompagnant les maraîchersrendant justice dans les cafésQuand il disait « alles es just »Il levait fièrement la main…..Il tranchait les disputesdu haut de son petit busteEn levant fièrement la mainet en concluant « alles es just » ….. |
Refrain :Levons nos verres tous à la foisAu plus célèbre des SchaerbeekoisPour nous, il est toujours vivantMême s’il n’est plus depuis longtempsIl défendit nos libertésDans tous les cafés du quartierAinsi buvons à sa santéCar il l’a vraiment bien mérité. |
Je ne sais pas si tu pourras lever ton verre dans le tram 92, mais en tout cas, si tu le fais, ne le fais pas tout seul, s’il te plaît. Sur la place Pogge, il y a un buste mais rien à voir. C’est un Emmanuel, un Hiel, un traducteur de haute volée acquis à la cause flamande, un défenseur du petit peuple. Pour situer le Jan, il paraît qu’il a uriné un jour sur l’Arc de Triomphe pour protester contre la toute-puissante culture française. Un vrai Manneken, quoi. On espère que quelqu’un va un peu le nettoyer bientôt parce que pour l’instant, on dirait plutôt un hommage aux mineurs.
Le 92 remonte la chaussée de Haecht et voilà l’église Saint-Servais. L’aubette du tram sur la droite est une des plus anciennes de Bruxelles. A gauche, l’avenue Bertrand mène directement au parc Josaphat où on faisait encore du vin jusqu’il y a peu. « L’un des meilleurs au monde » se défendait le vigneron local. Pas assez bon pour les autorités communales, en tout cas. Juste ensuite, sur la gauche, la maison Autrique est la première maison de la main de l’architecte Victor Horta, en 1893. Ca se visite comme un musée et c’est quand même une maison. Le grenier est formidable pour les gosses, avec des vieilles rêveries d’inventeurs un peu fous, un peu comme celui qui a créé la loco numéro 12.
A Gillon, on aura quitté Schaerbeek. Ayons une dernière pensée parce qu’il y a quand même des gens qui naissent et qui meurent dans la commune. Au rayon risettes et landaus, un certain Jacques est né dans la cité en 1929. Après avoir lu Jules Verne et écrit une flambée de poèmes, il a travaillé, jeune homme, dans la cartonnerie familiale, ce qui l’ennuyait prodigieusement. Tu m’étonnes. Alors, il a choisi de chanter. De toutes ses forces et il en avait, le gars. Il a fait son premier récital à la salle Pogge, la maison des jeunes de la rue Goossens, justement. Mais c’est grâce à Paris, grâce à la France, qu’il est devenu Brel. Jamais, il n’a oublié Bruxelles. Son premier succès là-bas, sur les hauteurs, commençait ainsi : Quand on n’a que l’amour. A s´offrir en partage Au jour du grand voyage Qu´est notre grand amour…
Et on arrive à l’église Sainte-Marie, tiens, où eurent lieu les obsèques d’un certain Giacomo Antonio Domenico Michele Secondo Maria Puccini, cinq ans avant la naissance du Jacques. La dernière œuvre du grand compositeur, Turandot, parlait d’amour, d’énigme et de défi. Son ami Toscanini conduisait l’hommage musical joué aux obsèques. Enfin, amitié, amitié… Ce n’est pas parce qu’on fait des opéras que ça fait dans la dentelle…
Pendant des années, on ne s’est pas adressé la parole. Un jour, à Noël, je reçois, venant de chez lui, un panettone. Aussitôt après, un télégramme de Puccini : « Panettone envoyé par erreur. Stop. Puccini. » Je lui ai répondu aussitôt : « Panettone mangé par erreur. Stop. Toscanini. » Il y avait parfois de la friture sur la ligne, hein.
Devant toi à présent, la rue Royale qui montre le chemin entre le Palais de Laeken et le Palais Royal où s’arrête d’ailleurs le carrosse 92. Bruxelles a encore beaucoup à raconter, si tu restes confortablement assis dans ton siège. Sur la gauche, après le Botanique, s’impose l’hôtel Astoria au 101, fameux palace qui en a vu défiler avant d’être aujourd’hui enfin en cours de rénovation pour réouvrir en 2023. Serge Gainsbourg y recevait en 1987 la presse pour « You’re under arrest. » Il y servait le champagne à ses hôtes, en donnant du poulette aux jeunes filles.
Un peu plus loin, que ce soit avec Gainsbourg, Brel ou Puccini, un casque sur les oreilles et voilà-t-il pas que les joggeurs du Parc Royal prennent des allures de princesses, même ceux qu’on ne dirait pas, comme ça. C’est fou, comment la musique, ça rend doux. Au bout, le Palais de Philippe et de sa Mathilde à qui, de temps en temps, il fait un kus sur le balcon. C’est quand même là, au milieu du parc que s’est jouée la naissance de la Belgique en 1830 : le peuple de Bruxelles avait monté des barricades pour encercler les Hollandais, qui finalement, au milieu d’une bonne purée de pois, la nuit, ont choisi de mettre les voiles. Quand on a voulu passer à l’attaque, le lendemain, il n’y avait plus un chat à tuer ! Zut, alors.
En remontant la rue de la Régence, après le Sablon, la silhouette énorme du Palais te tient le sifflet, en fait le plus grand palais de justice au monde. Il fallait en imposer pour marquer le coup de la nouvelle Belgique et on a rasé un bout des Marolles, le quartier des kets, en contrebas. Ainsi est née l’expression « schieven architek », architecte de travers, en dialecte, revanche populaire sur la bourgeoisie et le concepteur du palais, Poelart, qui d’ailleurs est mort avant de voir la fin de son bazar. Le tram 92 laisse au pied du palais les amoureux déclarer leurs beaux sentiments en regardant Bruxelles s’étirer jusqu’à l’Atomium, pour finalement s’arrêter au goulot Louise où un homme a chanté combien tu es formidable…
Bon voyage, fieu !
L’idée de ce texte et sa source principale (Pogge, Verboekhoven, Elisabeth) provient d’une animation réalisée par l’ASBL Patrimoine à roulettes dans le cadre des Journées du patrimoine 2014 à Bruxelles. Les auteurs du texte d’animation étaient Yvan Tjolle (en pleine action, sur la dernière photo) et Claire-Hélène Blanquet. Merci à eux.
Arrêt Louise, un 31 mai 2013, un homme n’attend plus le tram
Tram 92 Gare de Schaerbeek – Fort Jaco | |||||
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Stations | Commune | Correspondances | |||
o | Schaerbeek Gare | Schaerbeek | Bus 59 Train Bruxelles – Malines Bruxelles – Halle – Tournai – Mouscron Bruxelles – Louvain Bruxelles – Aéroport national |
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o | Princesse Élisabeth | Schaerbeek | Tram 7 – Bus 59 | ||
o | Verboekhoven | Schaerbeek | Tram 32 55 – Bus 59 | ||
o | Eenens | Schaerbeek | Bus 59 | ||
o | Pogge | Schaerbeek | |||
o | Église Saint-Servais | Schaerbeek | |||
o | Robiano | Schaerbeek | Tram 25 62 – Bus | ||
o | Sainte-Marie | Schaerbeek | Tram 93 – Bus A pied, gare de Bruxelles Nord à 5 mn. Trains toutes directions. |
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o | Gillon | Saint-Josse-ten-Noode | Tram 93 – Bus | ||
o | Botanique | Bruxelles | Métro 2 6 – Tram 94 – Bus | ||
o | Congrès | Bruxelles | Tram 93 – Bus | ||
o | Parc | Bruxelles | Métro 1 5 – Tram 93 – Bus | ||
o | Palais | Bruxelles | Tram 93 – Bus | ||
o | Royale | Bruxelles | Tram 93 – Bus | ||
o | Petit Sablon | Bruxelles | Tram 93 – Bus | ||
o | Poelaert | Bruxelles | Tram 93 | ||
o | Louise | Bruxelles | Métro 2 6 – Tram 93 94 97 – Bus | ||
o | Continue vers Fort Jaco | Saint-Gilles, Forest, Uccle |
Sur la ligne de départ avec la gare de Schaerbeek en fond
Moutons dans une bergerie – Verboeckhoven (Wikimedia)
Le Pogge (ericplatteau.be)
Le trajet du 92 du Nord au Sud de Bruxelles
1953, Brel a fini de sortir les cartons. Il va quitter Schaerbeek
Puccini et Toscanini viennent de commander un panettone
Yvan Tjolle, bonimenteur pour l’association « Patrimoine à roulettes »